Les spécificités du télétravail à l’étranger.

Alors que le télétravail s’impose dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, la possibilité de télétravailler depuis l’étranger suscite des interrogations spécifiques dont il est important de tenir compte afin d’encadrer au mieux cette pratique.

La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 a bouleversé nos repères et les conditions d’exécution du contrat de travail de nombreux salariés dont beaucoup se sont retrouvés du jour au lendemain en télétravail. Il s’agissait alors d’un télétravail mis en place dans l’urgence sur le fondement de l’article L1222-11 du Code du travail qui permet, en cas de circonstances exceptionnelles, telle qu’une menace d’épidémie, de considérer et gérer la mise en œuvre du télétravail comme un simple aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés.

Dans ce contexte de crise sanitaire sans précédent, des salariés qui le pouvaient ont quitté leur logement habituel au profit de résidences secondaires plus ou moins lointaines, situées pour certaines… à l’étranger.

Or s’il a été mis en œuvre dans l’urgence lors du confinement le 11 mars 2020, le recours au télétravail ne s’improvise pas et il est fortement recommandé aux entreprises d’encadrer cette pratique.

A l’heure d’un nouveau confinement et des recommandations gouvernementales invitant les entreprises à favoriser le télétravail dès lors que c’est possible, certains s’interrogent de nouveau sur la possibilité d’exercer leurs fonctions depuis l’étranger. Certaines agences de voyages envisagent même de proposer à des salariés des formules de séjours dédiées à ces nouveaux télétravailleurs, alternant bureaux et salles de conférence à disposition, cours de langues et excursions en fin de journée.

Si l’idée peut apparaître très séduisante, le télétravail depuis l’étranger soulève des interrogations spécifiques dont il est important de tenir compte tant du point de vue du droit du travail que des éventuelles contraintes réglementaires qui peuvent se poser.

1. Quelles sont les conditions de travail du salarié télétravaillant à l’étranger ?

Même si le lien semble distendu du fait de l’éloignement géographique du télétravailleur, ce dernier reste en sa qualité de salarié sous la subordination juridique de l’employeur. Il en résulte notamment qu’un salarié ne peut décider unilatéralement de se mettre en télétravail et a fortiori de son lieu de télétravail.

L’employeur reste donc décisionnaire et doit être conscient de ce qu’implique le télétravail à l’étranger.

L’employeur a une obligation de santé et de sécurité vis-à-vis de ses salariés. Cette obligation s’applique naturellement sur le lieu de télétravail et elle prend une acuité particulière en cas de télétravail à l’étranger d’autant plus dans un contexte de pandémie mondiale où les pays sont diversement touchés par la Covid-19 et où les mesures sanitaires prises diffèrent d’un pays à l’autre.

La situation peut également se compliquer en fonction des restrictions de déplacement qui peuvent être édictées à tout moment par les différents pays, en particulier si le télétravailleur se voit dans l’impossibilité de rentrer en France ou se voit imposer des quatorzaines sévères de nature à gêner l’exercice de ses fonctions.

De plus, dès lors que le télétravail à l’étranger se prolonge, la situation peut soulever des questions en matière de protection sociale.

Le télétravailleur pourrait être examiné par un médecin étranger qui lui prescrira le cas échéant des médicaments, des soins, voire un arrêt de travail. Or, les règles afférentes à la sécurité sociale sont d’application territoriale, c’est-à-dire que le salarié relève en principe du régime de sécurité sociale du pays où il travaille.

Un salarié ne peut ainsi continuer à relever du régime français que s’il est dans une situation de détachement, ce qui suppose tout d’abord que l’employeur fasse les démarches nécessaires de sorte à ce que le salarié reste à titre dérogatoire rattaché au régime français. En outre, le détachement implique normalement une mission à l’étranger d’une durée limitée, ce qui peut s’avérer problématique en l’absence de visibilité sur la durée du télétravail à l’étranger dans un contexte de crise sanitaire.

Si le détachement n’est pas possible, l’employeur devra immatriculer le salarié au régime de sécurité sociale de son lieu d’exercice. Les particularités des différents régimes existants ainsi que les modalités pratiques de règlement des cotisations conduisent généralement à faire appel à un cabinet de conseil ou de paie local, ce qui génère des coûts pour l’employeur.

Il en va de même pour les garanties frais de santé et prévoyance : il incombe à l’employeur de s’assurer que le télétravailleur sera couvert et, le cas échéant, de négocier une modification du contrat d’assurance.

Outre la question de la sécurité et de la santé du télétravailleur, l’entreprise doit, avant de consentir à ce qu’un salarié télétravaille depuis l’étranger, prendre en considération différentes questions pratiques liées à cette situation particulière :
- Comment assurer le respect du droit à la déconnexion des salariés ? En pratique, des plages horaires de disponibilité pendant lesquelles le salarié doit pouvoir être joint sont généralement fixées. Au-delà du droit à la déconnexion, ces plages horaires ont également pour intérêt d’organiser et d’optimiser le travail en équipe du salarié avec ses collègues. En cas de décalage horaire important, ces plages horaires peuvent s’avérer problématiques à mettre en œuvre ;
- Comment l’égalité de traitement du télétravailleur à l’étranger avec ses collègues sera-t-elle assurée (titres-restaurants, etc.) ?
- Comment seront pris en charge les frais de déplacements que les salariés exposeraient pour se rendre à un rendez-vous professionnel, une réunion ou une formation qui devraient impérativement se tenir en présentiel en France ? Ces frais qui normalement incombent à l’employeur peuvent se trouver fortement impactés par l’éloignement du lieu de travail ;
- Quid si malgré l’intervention à distance du service d’assistance technique, les équipements informatiques ne fonctionnaient plus et s’il n’y avait pas d’autre choix que de demander au salarié de rapporter son matériel au bureau ?

Enfin, la sécurité informatique est un autre point de vigilance majeur en cas de télétravail à l’étranger.

Pour l’exercice de ses fonctions, le salarié aura besoin d’accéder au réseau informatique de l’entreprise ainsi qu’à des fichiers confidentiels. S’il est en règle générale déconseillé de laisser les salariés en situation de télétravail utiliser leurs outils personnels (ordinateurs, tablettes, etc.) dont le niveau de protection est généralement très en-deçà de celui des outils mis à disposition par l’employeur (absence de proxy ou de mise à jour des anti-virus par exemple), cette préconisation apparaît fondamentale en cas de télétravail à l’étranger.

La sécurisation des accès distants, l’authentification des utilisateurs, la confidentialité et l’intégrité des données constituent des enjeux particulièrement sensibles en cas de télétravail. Une perte de données ou la contamination des systèmes de l’entreprise à partir de l’exploitation d’une faille de sécurité dans les appareils utilisés par le télétravailleur peuvent s’avérer critiques.

L’employeur a ainsi tout intérêt à respecter les préconisations de l’Agence Nationale de Sécurité des Systèmes d’Information (ANSSI). Une mise à jour des accords ou chartes informatiques, des BYOD [1] ou des accords ou chartes relatifs au télétravail peut par ailleurs s’avérer nécessaire.

Dans ce contexte, il est indispensable de s’interroger également sur les éventuelles contraintes réglementaires susceptibles de s’appliquer spécifiquement au télétravail à l’étranger.

2. Les éventuelles contraintes réglementaires ont-elles été envisagées ?

Le télétravail à l’étranger peut également impliquer des transferts immatériels de technologie contrôlées au titre de la réglementation des biens à double usage et/ ou des moyens de cryptologie.

Pour mémoire, la réglementation des biens à double usage [2] soumet les exportations, et, dans certains cas, les transferts intracommunautaires d’un certain nombre de biens susceptibles d’être utilisés à la fois pour un usage civil et un usage militaire (conventionnel ou arme de destruction massive) (les « biens contrôlés ») à un régime d’autorisation préalable.

Or, cette réglementation s’applique également à toute technologie relative au développement, à la production ou à l’utilisation de biens contrôlés même lorsqu’elle s’applique à des biens non soumis à contrôle. En outre, sont considérés comme des exportations les transferts intangibles de technologie, quels qu’en soient les supports (Cloud, messagerie, téléphone ou visioconférence), y compris dans le cadre d’échanges intra-groupe.

Certains logiciels et moyens de cryptologie peuvent également être soumis à la réglementation des moyens de cryptologie [3] : ainsi, la fourniture, l’importation, le transfert intracommunautaire et l’exportation d’un moyen de cryptologie sont soumis, sauf exception, à déclaration ou à demande d’autorisation auprès de l’ANSSI.

En pratique, cette réglementation a donc vocation à s’appliquer dans le cadre du télétravail d’un salarié à l’étranger dès lors que ce télétravail implique des échanges sur une technologie susceptible d’être contrôlée ou une exportation de moyens de cryptologie : le télétravail à distance n’est pas nécessairement interdit dans ce cas, mais nécessitera l’accomplissement de formalités préalables à anticiper (déclaration, autorisations) et des précautions complémentaires (interdiction de l’utilisation des outils personnels du salarié en vue d’éviter des exportations non contrôlées).

La mise en place d’un télétravail à l’étranger nécessitera d’identifier les contraintes éventuellement applicables en particulier sur la base des éléments suivants :
- Sur quels projets travaillent les salariés concernés ? La vigilance s’imposera pour tous les échanges de technologie, avec une attention particulière pour les projets de recherche et de développement ou les produits en développement, qu’il est parfois difficile de classer en tant que biens contrôlés ou non ;
- Le lieu de travail du salarié est-il situé au sein de l’Union européenne ou en dehors ? En fonction du lieu de travail effectif, les formalités pourront être différentes ;
- Quels sont les moyens mis à disposition du salarié télétravaillant à l’étranger ? En particulier, contiennent-ils des logiciels susceptibles d’être contrôlés en tant que biens à double usage et/ou moyens de cryptologie ? Si ces logiciels ne sont pas indispensables pendant la durée de télétravail à l’étranger, est-il possible de fournir des ordinateurs expurgés des moyens de cryptologie ?

En résumé, la mise en place du télétravail à l’étranger n’est pas un simple problème RH, mais nécessite une bonne connaissance des activités et du fonctionnement de l’entreprise, la consultation des responsables des projets et/ou des salariés concernés et la DSI, ainsi que la formation et la responsabilisation des salariés concernés.

Balbine Bastian et Maïa Spy,
Avocates à la Cour.

Article initialement publié sur Le Village de la Justice

Rédaction du site des Experts de l’entreprise.


Notes

[1Bring Your Own Device : pratique qui consiste à permettre aux salariés d’utiliser leurs équipements personnels (smartphones, ordinateur personnel, tablette électronique).

[2Règlement (CE) No 428/2009 du Conseil du 5 mai 2009 instituant un régime communautaire de contrôle des exportations, des transferts, du courtage et du transit de biens à double usage, JOUE L134 du 29 mai 2009 p.1, modifié en dernier lieu par le règlement délégué (UE) 2019/2199 de la Commission du 17 octobre 2019, JOUE L338 du 30 décembre 2019 p.1.

[3Cf. notamment les articles 30 à 36 de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, JORF n°0143 du 22 juin 2004, modifiée en dernier lieu par la loi n°2020-766 du 24 juin 2020, JORF n°0156 du 25 juin 2020.