Les critères extra-financiers commencent à s’imposer dans les CODIR des entreprises, bien des années après leur première introduction : environnement, RSE, qualité du management… Il y a en effet longtemps que les activités économiques se sont enrichies d’exigences qui n’ont plus grand-chose à voir avec la seule production, au sens large. Et ce qui était autrefois l’exception, circonscrite à quelques entreprises avant-gardistes, est en train de devenir la norme, au sens propre comme figuré.
Durcissement de la législation
L’actualité donne pourtant à penser que rien ne change véritablement : du LuxLeaks au Panama Papers, il est intuitivement difficile d’associer les grandes entreprises aux mots éthique, déontologie ou simplement transparence. Pourtant en coulisses, de directives en règlementations prudentielles, les choses changent et les lois évoluent. Et puisque la finance est le carburant de l’économie, c’est dans le domaine fiscal et financier que les efforts de règlementation et de « normalisation », au sens de l’imposition de normes de fonctionnement, ont débuté. « Le monde se tourne de plus en plus vers un système fiscal transparent, dans lequel il n’y a pas de place pour l’évasion fiscale, l’abus fiscal ou la planification fiscale agressive, même si ce comportement est conforme aux lois applicables », mettent en avant Roland A. Pfister, Rolf Geier, Marcel Jaeggi, respectivement Tax Counsel auprès de Badertscher Rechtsanwälte AG, Partner of Financial Services Tax, pour Ernst & Young, Head of Business Development & Support, pour la banque J. Safra Sarasin AG, Zurich [1].
Ces trois intervenants de la sphère financière suisse pointent un élément essentiel, bien souvent à l’origine d’échanges vifs sur le sujet : la « conformité aux lois applicables ». Or, ce qui est conforme à la loi ne l’est pas forcément vis-à-vis de la morale ; une action légale n’est pas pour autant morale ou légitime, par rapport à des critères a priori étrangers au droit : la mesure, la décence ou l’éthique. La « compliance », bien plus large que le seul respect de la loi, s’est progressivement imposé. Il a fallu pour cela changer certaines lois et durcir les sanctions. Mais même le monde financier semble avoir compris les limites nouvelles de l’exercice : en raison des risques induits par les nouvelles contraintes règlementaires, « les institutions financières [peuvent être] confrontées à des dommages financiers et touchant à leur réputation dont leurs opérateurs doivent être conscients », préviennent les trois interviewés. Se soucier de sa réputation pour une institution financière, c’est commencer à raisonner en indicateurs extra-financiers. Et ceux-ci ont désormais envahi les bilans. Mais si le monde de la finance a dû se voir forcer quelque peu la main, tout le monde n’a pas attendu de nouvelles lois pour « penser » éthique et conformité.
Des positionnements stratégiques consolidés
Les préoccupations sociétales et environnementales ne sont pas imposées uniquement par la pression législative, mais aussi parce que nombre d’entreprises y ont vu des opportunités, en termes de performances globales, d’image, de relation-client, de management ou d’affirmation d’un rôle social de l’entreprise. La finalité du projet entrepreneurial n’est pas exclusivement financière : nombre d’entreprises fonctionnent sur la base d’une utilité sociale, liée ou nom à leur objet principal. On peut ainsi être un distributeur de mobilier comme IKEA et imposer des contraintes fortes en termes de respect des conditions de travail : « Nous souhaitons que tous ceux qui contribuent de près ou de loin au développement de nos produits bénéficient de conditions de travail décentes. Notre volonté est d’avoir un impact positif sur l’ensemble de notre chaine de valeur », confirme ainsi Carole Brozyna Diagne, directrice développement durable d’IKEA France [2].
Pour aller au-delà de la pétition de principe, IKEA France a créé IWay, un « code de conduite fournisseurs ». « IWAY représente le point de départ de tous nos partenariats commerciaux », explique encore la directrice DD, qui détaille : « Pour définir le contenu de notre code de conduite, nous nous basons sur les réglementations nationales les plus strictes et les plus exigeantes que nous érigeons en standard international applicable à tous et partout. Il est régulièrement actualisé et complété pour répondre aux problématiques actuelles. Homogène et international, notre code de conduite IWAY est souvent plus exigeant que la législation en vigueur dans certains pays ». Ikea France a fait ce choix pour inciter ses fournisseurs à prendre leur responsabilité, sachant que de plus en plus, de grandes enseignes sont mises en cause pour les agissements de leur sous-traitants et fournisseurs, y compris lorsqu’il s’agit d’obscurs détaillants chinois.
L’élargissement des responsabilités
La responsabilité des donneurs d’ordre est désormais recherchée très en amont, raison pour laquelle les enseignes à réseaux, franchises ou coopératives, suivent la même logique. Au sein de la coopérative Optic 2000, en plus d’une charte éthique depuis 2014, s’est mis en place un comité déontologique chargé de sanctionner les manquements à la règle de la part des opticiens sociétaires. Yves Guénin, secrétaire général d’Optic 2000, le justifie : « la démarche éthique doit être volontaire mais aussi, et surtout, proactive » [3]. Pour cela, la coopérative a notamment imposé depuis 2004 l’usage d’outils informatiques « maison » : un logiciel de vente commun sécurisé (PVO) enrichi d’un système antifraude pour le tiers payant (TPO). Ces outils permettent aussi un reporting susceptible d’orienter les actions du comité déontologique. Pour Optic 2000, la transmission des valeurs de la charte a pris une forme concrète, voire même contraignante pour les opticiens sociétaires qui restent des chefs d’entreprises autonomes malgré tout. Cette politique volontariste a également pris la forme d’une certification de l’ensemble du réseau par l’AFNOR : « La certification AFNOR permet de réaffirmer avec force le positionnement de l’usager au cœur des préoccupations des magasins du réseau. […] Notre métier est avant toute chose basé sur le professionnalisme et le service rendu. La deuxième raison de cette démarche est la nécessité d’un avis objectif quant à la qualité de notre stratégie de relation client », explique encore Yves Guénin [4].
Le réseau de franchise Bureaux Vallée a fait appel lui à une filiale de l’AFNOR (l’agence Achats Concept Eco) pour certifier l’origine écoresponsable de ses produits, via un étiquetage spécifique : chaque produit est noté d’A à E par l’organisme indépendant, A désignant les produits (papeterie, consommables informatiques et mobilier de bureau) les plus respectueux de l’environnement. Souhaitant aller au-delà de la simple information client, Bureau Vallée a également décidé de retirer progressivement de ses rayons les produits notés E depuis 2011, puis ceux noté D en 2012. L’enseigne de papeterie discount entend de la sorte faire pression sur les fournisseurs, sachant que sa responsabilité de distributeur pourrait un jour être engagée, sans action de sa part. En parallèle, elle met également en avant les produits « Made In France », la France étant réputée pour fabriquer des produits respectant des normes strictes.
Cet engagement à la fois environnemental et social correspond à la vision de Marc Mossé, directeur des Affaires publiques et juridiques de Microsoft France : « la RSE est désormais véritablement un élément consubstantiel à la vie de l’entreprise, et elle le sera d’autant plus dans le futur qu’elle est un élément de leur performance. Non pas seulement pour gérer une externalité négative et punir l’entreprise parce qu’elle a fait quelque chose de mal, mais parce que la RSE peut être une source de différenciation dans la compétition internationale » [5]. Cela sera d’autant plus une réalité lorsque la RSE, et plus largement les actions de compliance, seront intégrées le plus en amont possible aux processus décisionnels, quitte à l’imposer par la force de la loi.