Voici une idée trop communément partagée et faussement admise dans les instances décisionnaires des entreprises françaises selon laquelle : « le contrat est l’affaire des juristes ».
Prenant pour vérité cette idée, le titre de cette chronique pourrait paraître quelque peu provocateur. Mais, il s’avère pourtant qu’élevée au rang d’évidence, de maxime, ou encore de procédure interne, cette façon de voir est à l’origine de dérèglements ou de dysfonctionnements dans la pratique des affaires. Sa remise en question pose incontestablement la question du rôle du contrat dans l’entreprise, mais aussi plus subtilement, celle du rôle que le juriste doit jouer dans sa rédaction et sa négociation.
Le contrat sans juriste ?
Arrêtons-nous, tout d’abord sur la signification du contrat. En application du principe du consensualisme, il y a accord dès qu’existe entre des parties, un échange de volonté. Le contrat est la manifestation écrite de cet accord qui doit, soit le précéder, soit se confondre avec lui. Pendant longtemps, la conclusion d’un accord a pu reposer sur l’action simple de remettre la chose, de se taper dans la main, de la serrer ou encore de se donner l’accolade. La simplicité de ce geste ne le vide pas de toute force juridique. Pourtant, pour que ce geste vaille accord, encore doit-il être lu ou compris par l’autre partie comme valant, en toute confiance, tel. Dans ce geste coutumier, la simplicité de la manifestation de l’accord et plus encore, la spontanéité du mécanisme contractuel interpellent. Il pourrait sembler que dans un tel processus, à l’instar de la politique dans l’œuvre littéraire, l’intervention de l’homme de loi serait : « un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier mais auquel, pourtant, il n’est pas possible de refuser son attention. » (Stendhal, La Chartreuse de Parme). De là à tirer la conclusion que le juriste empêcherait de conclure le contrat, il n’y aurait qu’un pas…
Le contrat dans les entreprises, une affaire de juristes ?
Il est tout d’abord important de rappeler une évidence, parfois occultée dans les organisations, dont les processus de décision et de représentation peuvent être diffus ou dilués : l’essence d’un accord est extérieure au droit. Elle échappe complètement au droit. La motivation à se mettre d’accord ou à le trouver se situe toujours en dehors de la sphère juridique, même lorsqu’il s’agit d’éteindre un contentieux sur la base d’une transaction. On ne souhaite pas un contrat en lui-même, on ne souhaite pas un contrat pour lui-même !! Ce que l’on souhaite, c’est la chose, le service ou le droit (d’usage par exemple) qui constitue l’objet de ce contrat. Le Code civil évoque, dans son titre traitant des conditions essentielles de validité des conventions, « l’objet certain qui forme la matière de l’engagement » (article 1108 du Code civil). Cette « matière » est par essence extra-juridique.
L’exercice de rédaction contractuelle ne peut donc pas être, par essence, un exercice solitaire du juriste ou de l’avocat. Il ne s’agit pas de blâmer le juriste (et au premier rang l’auteur) ou la qualité du travail qu’il produit. Cette approche serait trop simpliste. Mais lui laisser la plume ou le clavier risque de conduire : au mieux à une impasse dans la négociation ; au pire à une exécution contractuelle complètement détachée des engagements souscrits… Tout se passe alors comme si le contrat et le droit qu’il porte en lui, devenaient une règle éthérée, dont on ne connaît plus les raisons qui ont motivé à son élaboration. Ainsi, derrière l’illusion d’un contrat protecteur se profile déjà le risque incontrôlé d’une exécution qui dérive et la survenance de mauvaises surprises… tension, mécompréhension, crispation, différend, contentieux. L’imprévisible resurgit dans la difficulté de réconcilier la situation de fait avec les obligations du contrat, lors son l’application. L’étonnement, la déception et la frustration pointent alors… « Bon sang, tant de temps passé… pour un contrat de m… et qui n’est même pas utilisable quand on veut y recourir !! ». La réalité s’impose brutalement. Les contrats ne sont pas faits pour les juristes. Pour être plus précis, ils ne sont pas destinés aux juristes. Ce sont en effet rarement les juristes qui en exécutent les obligations. Pas plus ne font-ils vivre le contrat en donnant corps aux obligations souscrites par le jeu de l’exécution ; tout juste appliquent-ils quelques clauses quand les choses viennent à s’envenimer (mais n’est-il pas alors déjà trop tard ?). A quelques rares exceptions finalement, tel n’est pas leur rôle : en toute évidence, le contrat n’est pas l’affaire des juristes. Dès lors, comment se fait-il qu’une telle idée si mal fondée soit si communément répandue ?
Voici quelques perspectives de réflexions que nous allons tenter d’explorer afin d’apporter certains éléments de réponses à cette idée.
Le contrat : un enjeu de pouvoir !
Contrat contre contrat !! Au premier qui aura dégainé par courriel ses documents contractuels !
C’est ainsi qu’aujourd’hui la majorité des négociations débutent entre les organisations, chacune des parties voulant se faciliter les débats en tentant de rallier l’autre partie à son document contractuel (voir à ce sujet www.laloidesparties la négociation du contrat en questions). La raison de cette crispation des organisations, sur leur modèle de contrat, est souvent à chercher dans le sceau qui a été apposé par les Directions Juridiques sur ces documents et… le nécessaire recours aux juristes pour en modifier les virgules. D’une certaine manière, cette approche sacralise le document contractuel à l’intérieur de l’organisation. De fait, il bride les marges de manœuvre des participants aux négociations, contraints de retourner vers les juristes pour faire approuver de potentiels ajustements que l’entreprise (ou parfois seulement eux-mêmes !) serait prête à consentir.
Ainsi naît dans l’organisation, sous la responsabilité des juristes gardiens de ses principes, une sorte de casuistique jurisprudentielle interne opposable à tout partenaire avec qui l’organisation fait des affaires. Se crée, en quelque sorte, sur du droit des contrats, une nouvelle norme fixant ce que l’entreprise est prête à accepter ou refuser sur décret de la Direction Juridique. On ajoute donc du droit au droit par le jeu d’un pouvoir quasi régalien de commandement conféré aux juristes. A cet égard, le doyen J. Carbonnier, constatant le nombre croissant de paragraphes dans les contrats, conclue que les juristes dans les entreprises se sont laissé envahir par la mentalité du législateur moderne : ils participent à la production inflationniste de droit. Jean Carbonnier venant même à préciser que ces juristes se sentent dans la position d’un bureau de ministère préparant un décret d’application. Ils goûtent à la joie de l’imperium – au risque d’en abuser […] » (Droit et passion du droit sous la Vième République, p. 174). Le formulaire et l’administration semblent donc prendre le pas sur le droit.
En agissant ainsi les juristes vont donc au-delà de leur iurisdictio, c’est-à-dire au-delà de leur pouvoir de dire le droit, pour user de l’imperium, véritable pouvoir d’ordonner, de disposer, bref d’administrer et d’imposer.
Cette approche semble révéler une conception volontariste du droit qui confine à la politique (ne parle-t-on pas d’ailleurs dans certaines entreprises de politique contractuelle parfois associée à une politique de risques ?). Par sa mise en œuvre, l’organisation se met en position d’agir non seulement sur la relation avec ses partenaires mais plus généralement aussi sur toute la société, dans son ensemble. S’expriment alors, au travers de ces documents contractuels estampillés par la direction juridique, toute la force, toute la puissance économique, financière et commerciale de l’organisation : une souveraineté contractuelle en quelque sorte.
Le contrat, un outil de pouvoir
Cette puissance auréolée d’imperium se lit également dans le simple refus, auquel sont souvent confrontés les négociateurs, de discuter des contrats ou de certaines de leurs clauses. Tout se passe comme si, par ce jeu, il s’agissait pour l’organisation, certes de limiter les négociations mais aussi, d’envoyer un message adressé tant aux partenaires actuels et futurs qu’à la société entière. En ajoutant du droit au contrat et en imposant sa norme, l’organisation tente de signifier qu’elle sait ce qu’elle fait et que tout est sous contrôle. Dans un monde où, comme le constate F. Dupuis, « les entreprises ont perdu ou sont en train de perdre le contrôle d’elles-mêmes » (Lost in Management, p.14, Seuil 2011), le contrat auréolé d’imperium pourrait se lire comme une tentative de reprise de ce contrôle perdu par l’entreprise, une façon de faire savoir aux acteurs et au marché que toute incertitude est éliminée. L’organisation maîtrise ses relations et reste donc maître de sa pérennité et de son futur. J. Carbonnier souligne d’ailleurs à cet égard que les juristes usant de leur imperium « éprouvent un effroi diffus devant ce public invisible d’où pourra surgir l’imprévisible client mauvais coucheur qui intentera un procès désastreux pour la marque : aussi faut-il tout prévoir » (Droit et passion du droit sous la Vième République, p. 174).
Cependant, comme nous l’avons souligné plus haut, les règles nées de l’imperium du juriste et le message de maîtrise qu’il signifie sont tout autant destinés aux partenaires extérieurs de l’entreprise (clients, fournisseurs, financiers, actionnaires) qu’aux membres internes de son organisation (personnel, managers, actionnaires). Les documents contractuels deviennent un des éléments de diffusion des normes et valeurs de l’entreprise.
En effet, en ce qu’il constitue un document « sortant » de l’entreprise en direction d’autrui, le contrat participe de la vitrine de cette dernière. Il contribue d’une certaine manière à la construction de sa souveraineté et de l’image de l’entreprise. Le contrat se fait ainsi le véhicule de ses valeurs. Il se fait outil d’affirmation de sa réputation en la positionnant sur son marché. Il vient renforcer, à l’appui de la communication institutionnelle ou financière, l’identité de l’entreprise. A cet effet, il se pare de clauses étrangères à son objet mais qui permettent à l’entreprise de se positionner vis-à-vis de ses relations d’affaires. D’une certaine manière elle pose le décor de la relation. Dès lors voit-on poindre dans les documents contractuels de nouveaux éléments qui n’ont que peu à voir avec son objet : des chartes de valeurs, des codes de déontologie ; des chartes d’éthique ; des clauses d’anticorruption ; des pactes d’adhésion au développement durable ; des déclarations sur l’honneur du respect des lois etc… Viennent également compléter cette liste, des clauses vampirisant le contrat en provenance du droit américain (patriot act) ou anglais (bribery act) parce qu’une filiale d’une partie y exerce (mais est-ce une raison suffisante ?) son activité commerciale… A l’instar du bloc de constitutionnalité en droit constitutionnel, se crée autour du contrat entendu comme le corpus d’obligations nécessaires à la réalisation de son objet, un « bloc de contractualité » (que les puristes me pardonnent ce néologisme volontaire). Ainsi, au-delà de son objet et des obligations contractuelles, une sorte de percée morale émerge au contrat, par la création de devoirs (qui sont souvent présentés comme réciproques, l’entreprise s’y engageant aussi). Selon Gilles Lipovetsky, les objectifs sont à lire dans l’affirmation de « principes stricts dotant l’entreprise d’une orientation morale continue, constitutive d’elle-même ». Selon lui, « le souci moral n’est plus périphérique ou occasionnel, il coïncide avec l’identité de l’entreprise au-delà même de ses responsabilités strictement légales : ce qui est légal n’est pas nécessairement moral, pour être « excellente » l’entreprise doit affirmer de son propre mouvement un idéal supérieur aux normes du droit ».
Il ajoute : « En se soumettant à sa propre loi, fût-elle plus exigeante que la réglementation juridique, l’entreprise accède paradoxalement à l’âge de la souveraineté adulte et conquérante, l’éthique est moins ce qui bride l’entreprise que ce qui l’impulse comme institution personnalisée autonome majeure » (Le crépuscule du devoir, p. 324, Gallimard 1992). Appliquer ces principes au contrat revient à le détacher de la sphère juridique pour le faire entrer dans la sphère éthique. Il prend de la hauteur. Il s’éloigne du simple droit. Il se fait projection morale et se transforme en un puissant outil de régulation de la relation à l’autre (le tiers) en le contraignant au respect de devoirs et d’intérêts supérieurs à l’objet du contrat. Car l’insertion au contrat de certains principes, en fait jaillir un autre droit, un droit teinté d’éthique et de moral qu’il faudra faire appliquer à de non-juristes. Le juriste, étend alors son imperium un pas plus loin que les contrats, à l’éthique flirtant avec la morale : il s’agit au-delà du contrat de mettre définitivement la relation sous contrôle, de la sécuriser pour protéger plus avant encore, l’entreprise de toute contagion immorale.
Cette atmosphère insinuante de normativité fait courir le risque de « contrats juridico juridiques » aux règles éthérées et de débats d’experts, éloignés de la réalité attendue dans l’application réelle qu’en feront les parties. Tout se passe comme si le contrat était en quelque sorte confisqué. Car si tous ces éléments du « bloc de contractualité » renforcent le mode de gouvernement (avec tout le Pouvoir que ce terme signifie) de la relation, ils diffusent un droit protecteur qui n’a que peu à voir avec la satisfaction du besoin initial de contrat (dans lequel l’objet repose). Cette spirale tend à inhiber l’intuition et la confiance. Elle fige les débats et les comportements en expertises ; elle les éloigne de la spontanéité du « top là ! » ou de l’accolade, ces puissants mécanismes contractuels dans lesquels le droit jaillit et devant lesquels le juriste s’efface : « En dehors de mon contrat, point d’accord ! ».
Par Stéphane Larrière,
Directeur Juridique Achats et Alliance, Groupe Atos.
À titre privé auteur du blog
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dédié à la négociation et au droit.