De nouveaux outils d’analyse mathématique, couplés au développement du big data, permettent désormais, non plus seulement d’apprécier, mais de quantifier le risque juridique. En exploitant des bases de données de jurisprudence, on peut en effet modéliser les décisions de justice et créer des outils d’analyse et de prédiction.
Ces méthodes sont porteuses de profonds bouleversements, et pourraient, si elles sont mal maîtrisées, avoir des conséquences dommageables. Utilisées de manière adéquate, elles seront au contraire à l’origine de nombreux bénéfices : pour l’État, la possibilité d’une meilleure gestion de ses ressources et d’une amélioration des pratiques décisionnelles ; pour les entreprises, la capacité de calculer des provisions pour les risques juridiques sur des bases empiriques solides ; pour le citoyen, l’assurance d’une plus grande sécurité juridique ; pour tous les acteurs, la perspective d’un recours plus fréquent aux modes non-juridictionnels de résolution des différends.
Budget de la justice.
Les rapports CEPEJ du Conseil de l’Europe sur l’efficacité et la qualité de la justice rappellent, de manière régulière, la faiblesse relative du budget alloué au système judiciaire dans notre pays. A titre d’exemple, selon le rapport publié en 2014, le budget public annuel alloué au système judiciaire (tribunaux, aide judiciaire et ministère public) en pourcentage du PIB par habitant place la France au 37ème rang, après la Géorgie. Le nombre de juges professionnels pour 100.000 habitants est en Europe de 20,92 en moyenne alors qu’il est, en France, de 10,7. Dans un ouvrage publié récemment sur l’Histoire de la justice (Repères, la découverte, 2015), Jean-Claude Farcy indique que la France se place « au dernier rang des pays comparables. (…) Sans doute le nombre de magistrats a-t-il presque doublé depuis les années 1970, mais on compte en 2012 à peine plus de magistrats qu’au début de la Restauration alors que la population française a plus que doublé en deux siècles ».
Apprentissage automatique et big data.
En matière juridique, la réflexion mathématique n’est certes pas nouvelle. Déjà, au XVIIIème siècle, Condorcet recherchait le moyen de rendre la justice en minimisant la probabilité d’une erreur de jugement.
Aujourd’hui, alors que la marge d’appréciation du juge est un élément fondamental à préserver et que toute situation comporte une part d’éléments imprévisibles, une question centrale qui se pose souvent à un justiciable est de savoir s’il sera condamné et, le cas échéant, à quel montant.
Pour maîtriser le risque juridique, on peut alors être tenté de promouvoir des barèmes indicatifs. Il y a certes un aléa à utiliser des barèmes, par définition non adaptés à chaque cas particulier, comme il y a, dans certaines situations, un aléa à n’en utiliser aucun. De tels barèmes existent déjà en matière judiciaire, comme par exemple celui promu par voie de circulaire par le ministère de la justice en matière de contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants (« pension alimentaire ») ou encore pour le calcul des amendes en droit européen de la concurrence. Mais tout barème présente le danger de comporter un effet performatif, c’est-à-dire de tendre à favoriser une uniformisation des pratiques qui est souvent dommageable. Un exemple extrême de ce danger est le système appelé « evidence-based sentencing » employé dans certains états américains, qui se fonde sur un algorithme pour calculer la durée de la peine d’un condamné censée minimiser son risque de récidive.
Une meilleure solution serait de pouvoir refléter l’éventail des décisions qui seraient rendues par une population représentative de juges. L’état de l’art en apprentissage automatique permet justement d’atteindre cet objectif : guidés par un expert juridique et l’analyse de la jurisprudence dans un domaine bien circonscrit, des modèles mathématiques sont capables de produire des décisions représentatives de celles qui seraient prises par les juridictions ayant servi à construire le modèle. Loin de normer de façon rigide les réponses judiciaires, comme a tendance à le faire un barème, on dispose alors de la capacité à rendre compte de la complexité de chaque situation particulière en quantifiant la probabilité d’une condamnation et de son montant.
Disposer d’une telle richesse d’information permet aux entreprises de provisionner leurs risques juridiques comme elles le font couramment pour leurs risques financiers. Pour les citoyens, cela peut favoriser le recours à la négociation, à la transaction, à la médiation et plus généralement à des solutions amiables. Une personne, sachant qu’elle risque à 90% d’être condamnée à payer 10.000 euros, sera peut-être encline à accepter une offre à 9.000 euros. De ce fait, un des effets bénéfiques escomptés est un moindre recours aux tribunaux dans le contexte budgétaire précédemment rappelé, et la possibilité de valoriser ainsi le « patrimoine jurisprudentiel ». Enfin, cette technologie peut également aider à la prise de décision en permettant aux juges de mieux se situer par rapport à leurs pairs.
Un bouleversement du droit.
En droit comme dans d’autres domaines (économie, médecine), il paraît difficile de stopper le recours à une mathématisation croissante.
Cette mathématisation suscite certes de nouveaux enjeux éthiques et juridiques (informatique et libertés, vie privée…) ainsi que de profondes modifications des pratiques professionnelles, mais il serait dangereux de s’en désintéresser. Il faut au contraire l’accompagner pour laisser à l’humain la place centrale qui lui revient.
Jérôme Dupré, magistrat en disponibilité et médiateur ;
Jacques Lévy Véhel, mathématicien, directeur de recherches.