Par Patrick Berjaud, avocat associé département droit social et Fabien Crosnier, avocat du département droit social
La formule est sans doute excessive. Si elle subsiste évidemment aujourd’hui quoique sous une version incontestablement édulcorée, l’obligation patronale de sécurité n’en est pas moins en cours de recomposition depuis deux ans, au profit des employeurs qui, en présence d’un risque pathogène pour la santé et/ou la sécurité de leurs salariés, se voient désormais offrir une chance de rédemption.
1. Le juge (pénal d’abord, civil ensuite), et la loi, ont mis à la charge du « chef d’établissement » [1] , puis de « l’employeur » [2] , une obligation de veiller à la santé et à la sécurité du personnel et plus généralement des travailleurs. C’est cette obligation qui se trouve aujourd’hui codifiée à l’article L.4121-1 du Code du travail.
2. Au-delà du clivage doctrinal sur la source légale ou contractuelle de cette obligation, la Cour de cassation est venue préciser dès 2002 dans ses arrêts « Amiante » [3] , que cette obligation avait la nature d’une obligation « de résultat ».
La « découverte » de cette obligation avait alors pour fonction, dans le champ restreint du droit de la sécurité sociale, de faciliter la démonstration de la faute inexcusable de l’employeur, seule à même d’améliorer l’indemnisation des victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles.
3. La solution se propagea ensuite au droit du travail.
On le sait, le critère départiteur de l’obligation de résultat et de l’obligation de moyens gît dans le point de savoir si le débiteur peut oui (obligation de moyens) ou non (obligation de résultat) s’exonérer de sa responsabilité par la démonstration qu’il n’a pas commis de faute.
Les conséquences étaient donc lourdes pour l’entreprise puisqu’il suffisait qu’un collaborateur ait été, par exemple, victime sur son lieu de travail d’agissements de harcèlement moral ou sexuel (ou plus généralement de violences physique et/ou psychologiques), pour que l’employeur soit considéré comme ayant manqué à son obligation de sécurité et ce « quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements » [4] .
Le salarié pouvait alors prendre acte de la rupture de son contrat de travail ou en solliciter la résiliation judiciaire et demander la condamnation de son employeur à lui verser, outre les sommes dues au titre du solde de tout compte (indemnités de licenciement et de préavis notamment), des dommages-intérêts pour licenciement injustifié voire nul. L’on mesure la portée que pouvait avoir cette jurisprudence dans un pays où 20 % des arrêts-maladie de plus de 45 jours sont liés à des troubles psychosociaux . [5]
Cette solution finit par se révéler contre-productive car en déresponsabilisant l’employeur (celui-ci étant comptable des faits de harcèlement qu’un salarié avait pu avoir à subir même s’il avait mis en œuvre des mesures préventives et correctives adaptées), il n’était guère incité à agir en amont ou en aval de tels agissements pour éviter qu’ils ne surviennent ou pour y mettre fin.
4. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation a réorienté sa jurisprudence à partir de 2015.
Dans un arrêt Air France du 25 novembre 2015, elle a, en effet, énoncé le principe selon lequel « ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail » . [6]
Par un arrêt du 1er juin 2016, la Cour de cassation a étendu la solution au harcèlement moral [7] . Là où l’employeur était précédemment automatiquement déclaré responsable à partir du moment où un salarié avait été « victime sur le lieu de travail d’agissements de harcèlement moral ou sexuel exercés par l’un ou l’autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements » [8] , Il lui est dorénavant offert la faculté de se dédouaner s’il établit cumulativement :
en amont de la réalisation du risque pathogène, avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.
A ce titre, il lui appartient d’établir « une politique de prévention de qualité » [9] , notamment en mettant en place une organisation et des moyens adaptés et en organisant des campagnes d’information, de formation et de sensibilisation du personnel à la question du harcèlement moral et de la souffrance au travail.
L’employeur ne peut toutefois se disculper s’il s’est contenté d’organiser une seule journée de formation et d’établir une « note générale » ainsi qu’un « code d’éthique à l’usage des salariés du groupe rappelant des principes très généraux et insuffisamment concrets » . [10]
en aval, avoir pris les mesures immédiates propres à faire cesser les faits susceptibles de constituer un harcèlement moral sitôt qu’il en a été informé (mesures conservatoires destinées à tenir le salarié à l’écart du risque, mise en place d’une commission d’enquête chargée d’investiguer sur les faits dénoncés et, le cas échéant, engagement de poursuites disciplinaires à l’encontre du ou des harceleurs.)
Au dernier état, les juges du fond semblent s’être appropriés cette jurisprudence et reproduisent dans leur motivation l’attendu de principe ciselé par la Cour de cassation dans ses arrêts du 25 novembre 2015 et du 1er juin 2016 [11] .
L’employeur est donc désormais incité à se montrer proactif et réactif.
5. Le changement de paradigme est notable. D’une logique déresponsabilisante d’indemnisation, tournée vers la garantie, l’on glisse vers une logique de prévention.
Tournant le dos à la notion « d’obligation de sécurité de résultat », la Cour d’appel de Lyon a ainsi récemment estimé que l’employeur n’était plus désormais tenu que d’« une obligation de sécurité de moyens renforcés » [12] . Une autre Cour d’appel, celle de Nancy, en a déduit dans des termes dénués d’équivoque que le seul fait pour un salarié d’avoir été exposé à un harcèlement moral suffit à faire présumer l’inexécution par l’employeur de son obligation de sécurité, à charge pour ce dernier de renverser cette présomption en démontrant qu’il a pris les mesures préventives et correctives adaptées [13] .
Se profile ainsi, en l’absence de tout fondement textuel, un régime prétorien de partage de la charge de la preuve comparable à celui existant en matière de harcèlement moral, de discrimination ou d’inégalité de traitement.
6. L’on donnera ci-après quelques illustrations de cette nouvelle politique jurisprudentielle.
Tout d’abord, l’employeur ne peut pas se voir reprocher un manquement à son obligation de sécurité au titre d’échanges racistes [14] ou homophobes [15] entre collègues de travail à partir du moment où il établit avoir sanctionné l’auteur des propos incriminés et l’avoir invité à s’excuser.
Dans des affaires où des salariés avaient dénoncé des faits prétendument constitutifs d’un harcèlement moral, il a également été jugé que l’employeur s’était suffisamment acquitté de ses obligations de sorte qu’aucun manquement ne pouvait lui être reproché, à partir du moment où, dans l’une, il avait reçu l’intéressé en entretien [16] et, dans l’autre, il avait tour à tour proposé « rapidement et à plusieurs reprises de recevoir la salariée », diligenté une enquête, proposé de recevoir l’association spécialisée mandatée par la salariée et finalement organisé le retour de cette dernière dans l’entreprise en liaison étroite avec le médecin du travail [17] .
De même encore, l’existence d’un conflit entre un médecin chef de service et un praticien n’engage pas la responsabilité de l’employeur dès lors que celui-ci justifie avoir saisi l’instance ordinale pour tenter une conciliation puis, après l’échec de celle-ci, avoir pris les dispositions nécessaires pour que les protagonistes ne soient que très rarement en contact et que les réunions soient organisées de manière à éviter la présence des deux intéressés, et, enfin, qu’il établit avoir proposé à l’intéressée une délocalisation à terme de son service vers un autre site afin que les deux praticiens ne se rencontrent plus au cours de leurs activités professionnelles [18].
7. En filigrane, c’est une conjonction du droit du travail et du droit de la sécurité sociale qui semble en fin de compte se profiler, les cas dans lesquels l’employeur peut à juste titre se voir reprocher sur le terrain du droit du travail un manquement à son obligation de sécurité se rapprochant de ceux dans lesquels il commet une « faute inexcusable » en droit de la sécurité sociale, étant rappelé que cette dernière se définit comme le fait pour l’employeur qui avait ou qui aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié de n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver [19] .
C’est bien en fin de compte la conversion de l’obligation de sécurité en une obligation de « prévention des risques professionnels » qui se dessine manifestement sous nos yeux [20] .