Selon le Conseil National du Droit, « être juriste est d’abord une identité caractérisée par une éthique commune et la maîtrise d’un ensemble de connaissances, de méthodes et de techniques. Tout juriste possède une compétence technique et une compétence déontologique ». Or, pour les juristes d’entreprise, l’aspect déontologique était resté jusque là d’ordre informel. C’est la raison pour laquelle l’AFJE s’est proposé de mettre cette compétence au clair en créant un code de déontologie pour la profession1. Plus d’un an après sa publication officielle de ce code (le 7 octobre 2014), nous vous proposons de faire un point d’étape.
C’est à la fois l’occasion de mieux cerner les enjeux dans lesquels s’inscrit une telle démarche et, grâce au questionnaire réalisé par le Village de la Justice, de mieux saisir l’impact de cette déontologie sur la pratique quotidienne des juristes d’entreprise.
Qu’est-ce qu’une déontologie ?
Étymologiquement, une déontologie est un discours sur ce qu’il convient de faire. C’est donc l’ensemble des règles et des devoirs qui s’appliquent à une profession. Pour la distinguer de règles trop vagues qui seraient de peu d’utilité dans des situations concrètes, Yves Medina, président du Cercle d’éthique des affaires et membre de la commission de déontologie de la fonction publique, précise : « la déontologie, c’est l’éthique opérationnelle ».
Structurer la profession :
Pour l’ensemble des juristes, il s’agit d’un enjeu particulièrement stratégique, car, plus que pour beaucoup d’autres professions, la déontologie fait partie intrinsèque de l’identité professionnelle : elle est le fondement de la pérennité de leur activité. Mais les juristes d’entreprise ont ceci de particulier en France qu’ils ne disposent pas (encore ?) d’un statut spécifique qui encadrerait leur activité, même si le récent projet de loi Macron l’avait un moment envisagé.
Partant du constat qu’une profession, pour être reconnue, doit être organisée autour de règles, notamment déontologiques, et que le législateur semble peu prompt à offrir aux juristes d’entreprise un statut réglementaire, l’AFJE, qui représente 25 % des juristes d’entreprise, a donc décidé de prendre le taureau par les cornes. Par son intermédiaire, la profession s’est dotée de son propre code de déontologie ; et ce qui pouvait apparaître comme un pis-aller s’avère peut-être une chance pour mener cette démarche de manière autonome.
L’élaboration de cette déontologie s’est faite en tenant compte de textes existants, ainsi qu’à travers une concertation regroupant un grand nombre d’intervenants individuels et institutionnels. Comme l’explique Pierre Giraud, DJ du groupe Pilot et membre de groupes de travail du code de déontologie, « exposer les principes sur lesquels notre action se fonde s’inscrit dans une politique des petits pas. Il est possible dans chaque entreprise d’aller plus loin sur tel ou tel point mais, avec ce texte, c’est toute la profession qui montre qu’elle va dans la bonne direction ».
Une déontologie, pour qui ?
Cette démarche de clarification joue à plusieurs niveaux :
- pour chaque juriste d’entreprise et chaque responsable de service juridique, elle permet de s’appuyer sur une définition de l’identité et des valeurs pour élaborer son action ;
- dans chaque entreprise, elle permet, comme le dit un juriste en réponse à notre questionnaire, de « donner plus de poids, plus de légitimité à notre profession vis-à-vis du management », ou encore, ajoute un autre, « de partager de manière plus précise nos valeurs humaines et professionnelles dans nos entreprises » ; en favorisant l’expression du rôle des juristes, ce code fait d’eux une source d’inspiration pour l’ensemble de l’entreprise, et par surcroît, confie un autre juriste, « elle constitue un outil de lobbying pour que la direction juridique soit partie intégrante du comité de direction ».
- pour l’ensemble des juristes d’entreprise, et pour leurs organisations professionnelles, ce code représente une affirmation claire des valeurs partagées par cette profession, notamment vis-à-vis des autres juristes, et tout particulièrement à ceux qui avaient manifesté contre la création d’un statut d’avocat d’entreprise lors des discussions autour du projet de loi Macron2 ; mais ce code s’adresse aussi, de manière plus large, à d’autres acteurs sociaux tels que les clients de leurs entreprises, les entreprises en dehors du territoire national, les étudiants en droit,…
Une déontologie qui répond à la demande des utilisateurs :
Clarifier l’identité :
L’ensemble des répondants à notre questionnaire s’accordent pour approuver la démarche, estimant que cette déontologie est un « excellent outil à usage interne et externe », dont les propositions sont « suffisantes et efficaces car limitées et succinctes ». Une autre tendance, s’inscrivant dans cette logique des « petits pas » déjà évoquée, amène à considérer ce code comme « la meilleure chose à défaut d’avoir un statut reconnu ».
Apaiser les relations :
Des éléments particulièrement remarqués sont les points 7 et 8 de ce code, qui stipulent notamment que :
- « le juriste d’entreprise entretient des relations harmonieuses et confraternelles avec les autres juristes d’entreprise [et] reste courtois dans ses propos et interventions professionnelles »
- « le juriste d’entreprise qui exerce des fonctions d’encadrement s’attache à mettre en valeur les qualités de ses collaborateurs dans l’exercice de leurs missions, notamment en leur confiant des tâches et responsabilités en rapport avec leur niveau de compétence et d’expérience. Il veille à les faire progresser en fonction de leurs capacités, de leurs aspirations et des besoins et moyens de l’entreprise ».
De nombreuses personnes répondant au questionnaire ont particulièrement apprécié que soient explicités de cette manière « les règles de savoir-vivre » et « les principes relatifs à un bon management ».
Assumer le besoin de formation :
La déontologie inclut le développement des compétences dans l’identité du juriste d’entreprise : « le juriste d’entreprise entretient, perfectionne ses compétences et met à jour ses connaissances théoriques et pratiques dans ses domaines d’intervention, notamment grâce à la formation continue à laquelle il doit consacrer un minimum de son temps chaque année ». Comme le souligne Véronique Chapuis-Thuault, directrice juridique et propriété intellectuelle chez Armines et vice-présidente de l’AFJE pour la formation et la déontologie, les juristes doivent se former en permanence : « Quel que soit son niveau, le fait de manipuler des principes juridiques à longueur de journée [et] d’aller vite pour répondre aux exigences du business conduit à une déviance, même pour les plus brillants. Il faut donc régulièrement revisiter les fondamentaux. C’est d’ailleurs la même chose pour les scientifiques. La formation, c’est non seulement se mettre à jour sur des sujets d’actualité, mais aussi appréhender d’autres manières de voir les problématiques juridiques au regard des nouveaux enjeux de l’entreprise – le monde des affaires bouge plus vite que les lois – revenir sur les sujets de base et trouver des idées nouvelles ».
Qui veut vraiment l’indépendance ?
Sur la question de l’indépendance, telle qu’elle est formulée par le code – « [elle] se manifeste notamment par la capacité d’émettre librement des avis juridiques et des recommandations au sein de l’entreprise » – les juristes répondant au questionnaire sont à la fois satisfaits que « l’indépendance de notre action soit réaffirmée », même si des doutes émergent : « le document est difficilement opposable à d’autres professions internes à l’entreprise ». D’autres soulignent que l’indépendance des juristes n’est peut-être pas un souhait partagé par tous les services – « l’indépendance d’esprit est parfois difficilement compréhensible des opérationnels (commerciaux) de l’entreprise qui veulent parfois "instrumentaliser" le juriste pour le faire aller dans leur sens » – ni même d’ailleurs par tous les juristes : « certains collègues trouvent l’approche légaliste trop rébarbative et peu en corrélation avec le monde actuel, et privilégient la rapidité de décision quitte à prendre une décision préjudiciable à l’entreprise ».
Aller de l’avant sur la confidentialité :
L’autre enjeu relevé dans beaucoup de réponses est celui de la confidentialité. Dépourvus de legal privilege et de statut encadrant la confidentialité des échanges, les juristes d’entreprise français se sentent freinés dans leur action et dans leur expression :
« il faudrait un régime de protection des consultations des juristes en entreprise » ; « ces règles ne peuvent s’imposer que si les juristes ont un statut reconnu ».
En outre, si les conseils des juristes peuvent être retenus contre leur entreprise, c’est l’ensemble de l’économie française qui en sort défavorisée. Selon une étude réalisée à la demande de l’AFJE par le cabinet de conseil Day One et le professeur d’économie Bruno Deffains, « alors que deux pays sur trois au sein de l’UE offrent à leurs juristes la protection de leurs avis, doter les juristes d’entreprise français [de] la confidentialité des avis permettrait aux entreprises françaises de "combattre" à armes égales avec leurs concurrentes d’autres pays, faciliterait la mobilité internationale des juristes locaux au sein de leur groupe », ainsi qu’entre pays, « et lèverait également une barrière à l’installation en France d’entreprises étrangères ». De plus, cette évolution du droit se ferait certainement au bénéfice de l’ensemble des juristes, avocats inclus, car on note une corrélation très forte en Europe entre l’attribution de la confidentialité des avis juridiques aux juristes, le nombre d’avocats pour 100 000 habitants et le dynamisme du marché du droit.
En attendant ces grands changements structurels, la déontologie de la profession insiste à juste titre, comme le fait remarquer Pierre Giraud, « sur les clauses de confidentialité que les juristes d’entreprise peuvent mettre en place entre leurs entreprises respectives et avec leurs avocats », et ce afin de garantir l’absence de révélation ou d’utilisation à l’encontre de l’autre partie d’informations confidentiellement transmises : « c’est la marque que toute information échangée identifiée comme sensible revêt un caractère confidentiel et c’est un message de la profession pour affirmer ses valeurs ».
Par Jordan Belgrave.