Préjudice d’anxiété et amiante : revirement et nouveau départ !

Le préjudice d’anxiété se définit comme une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie. Ce préjudice d’anxiété a notamment été reconnu dans certaines affaires liées à une contamination imputable aux transfusions sanguines reçues au cours d’une intervention chirurgicale.
L’occasion de revenir sur la consécration de ce préjudice et les règles applicables pour obtenir une indemnisation.

Plus récemment, ce préjudice d’anxiété a été invoqué de nombreuses fois par des salariés en contact avec de l’amiante. Par une décision du 5 avril 2019, la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence et étend la réparation de ce préjudice d’anxiété lié à l’amiante.
L’occasion de revenir sur la consécration de ce préjudice et les règles applicables pour obtenir une indemnisation.

La consécration du préjudice d’anxiété lié à l’amiante.

La loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 modifiée de financement de la sécurité sociale pour 1999 a instauré pour les travailleurs exposés à l’amiante, sans être atteints d’une maladie professionnelle consécutive à cette exposition, un mécanisme de départ anticipé à la retraite.

L’article 41 de cette loi prévoit ainsi en son I l’existence de l’allocation de départ anticipé :
« I.- Une allocation de cessation anticipée d’activité est versée aux salariés et anciens salariés des établissements de fabrication de matériaux contenant de l’amiante, des établissements de flocage et de calorifugeage à l’amiante ou de construction et de réparation navales, sous réserve qu’ils cessent toute activité professionnelle, lorsqu’ils remplissent les conditions suivantes :
1° Travailler ou avoir travaillé dans un des établissements mentionnés ci-dessus et figurant sur une liste établie par arrêté des ministres chargés du travail, de la sécurité sociale et du budget, pendant la période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante. L’exercice des activités de fabrication de matériaux contenant de l’amiante, de flocage et de calorifugeage à l’amiante de l’établissement doit présenter un caractère significatif ;
2° Avoir atteint l’âge de soixante ans diminué du tiers de la durée du travail effectué dans les établissements visés au 1°, sans que cet âge puisse être inférieur à cinquante ans ;
3° S’agissant des salariés de la construction et de la réparation navales, avoir exercé un métier figurant sur une liste fixée par arrêté conjoint des ministres chargés du travail, de la sécurité sociale et du budget. »

C’est par le biais de cet article 41 que la Cour de cassation va admettre, en 2010, la réparation du préjudice d’anxiété aux salariés qui ont été exposés au cours de leur carrière professionnelle à l’amiante [1] : « Mais attendu que, sans méconnaître les dispositions du code de la sécurité sociale visées dans la seconde branche du moyen, la cour d’appel a relevé que les salariés, qui avaient travaillé dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante, se trouvaient par le fait de l’employeur dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse ; qu’elle a ainsi caractérisé l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété et légalement justifié sa décision ; »

Ainsi, l’indemnisation du préjudice d’anxiété supposait la réunion de trois conditions. D’une part, le salarié devait travailler dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel. D’autre part, le salarié devait prouver son inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante. Enfin, cette inquiétude permanente devait se confirmer par des contrôles médicaux et examens réguliers.

Cependant, la dernière condition liée aux examens médicaux a rapidement été abandonnée par la Cour de cassation en 2012 [2] :
« Mais attendu que la cour d’appel, qui a constaté que la salariée, qui avait travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante, se trouvait, de par le fait de l’employeur, dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante, qu’elle se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers, a ainsi caractérisé l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété et légalement justifié sa décision ».

Cet abandon de la troisième condition a été confirmée par la suite par la Jurisprudence [3]. Dès lors, le juge acceptait la réparation du préjudice d’anxiété par l’employeur sans la nécessité pour le salarié d’effectuer des examens médicaux réguliers justifiant son état.

En conséquence, l’indemnisation du préjudice d’anxiété s’enclenchait en raison de la seule exposition des salariés face au risque de déclaration d’une maladie liée à l’amiante : « Et attendu, ensuite, que, répondant aux conclusions prétendument délaissées, la cour d’appel, qui a relevé que les salariés, qui avaient travaillé dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante, se trouvaient, par le fait de l’employeur, dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante, a ainsi caractérisé l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété » [4].

Préjudice d’anxiété : une indemnisation automatique mais exclusive.

La consécration jurisprudentielle du préjudice d’anxiété est la suppression de la troisième condition ont conduit à rendre automatique l’indemnisation du préjudice d’anxiété. C’est notamment un des enseignements qui ressortait des quatre arrêts rendus par la Cour de cassation le 3 mars 2015 [5].

En effet, pour être indemnisé d’un préjudice d’anxiété, il fallait simplement que le salarié ait travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 I de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 modifiée de financement de la sécurité sociale pour 1999 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante : « Qu’en statuant ainsi, alors qu’un salarié remplissant les conditions d’adhésion prévues par l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et l’arrêté ministériel, a droit, qu’il ait ou non adhéré à ce régime légal, à la réparation d’un préjudice spécifique d’anxiété, la cour d’appel a violé les textes susvisés » [6].

Cette automaticité se retrouvait également dans les arrêts qui ont suivi : « Attendu que le préjudice moral résultant pour un salarié du risque de développer une maladie induite par son exposition à l’amiante est constitué par le seul préjudice d’anxiété dont l’indemnisation, qui n’est ouverte qu’au salarié qui a travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante, répare l’ensemble des troubles psychologiques résultant de la connaissance d’un tel risque » [7].

L’automaticité du préjudice d’anxiété se matérialisait donc par le fait que la seule inscription de l’entreprise sur la liste établie par arrêté ministériel permettait l’ouverture du droit à réparation. Mais le caractère automatique de l’indemnisation du préjudice d’anxiété s’accompagnait également d’un caractère exclusif. En effet, a contrario, si l’entreprise n’est pas présente dans la liste et que les conditions de l’article 41 I de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 modifiée de financement de la sécurité sociale pour 1999 n’étaient pas remplies, l’indemnisation pour préjudice d’anxiété ne pouvait pas avoir lieu.

C’était l’autre enseignement des différents arrêts rendus le 3 mars 2015 précédemment cités : « Qu’en statuant ainsi, alors que la réparation du préjudice d’anxiété n’est admise, pour les salariés exposés à l’amiante, qu’au profit de ceux remplissant les conditions prévues par l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et l’arrêté ministériel, la cour d’appel a violé les textes susvisés » [8].

Cette exclusivité s’accentuait également par le fait que le préjudice d’anxiété ne pouvait être reconnu via un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité : « Qu’en statuant ainsi, la cour d’appel, qui n’a pas constaté que le salarié avait travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, en sorte qu’il ne pouvait prétendre à l’indemnisation d’un préjudice moral au titre de l’exposition à l’amiante, y compris sur le fondement d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, a violé les textes susvisé » [9].

Cette exclusivité entraînait donc une certaine forme de discrimination. En effet, les personnes exposées à l’amiante, dont l’entreprise n’était pas mentionnée sur l’arrêté ministériel, ne pouvaient prétendre à une indemnisation sur la base d’un préjudice d’anxiété. Il y avait là une forme d’inégalité, injustifiée, dans le fait de n’octroyer une indemnisation qu’aux seuls salariés travaillant dans une entreprise inscrite sur l’arrêté ministériel. D’autant plus que les autres salariés, ne travaillant pas dans une entreprise inscrite dans l’arrêté ministériel, ne pouvait prétendre à une indemnisation sur le fondement d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. Avec le revirement récent de la jurisprudence, ce constat semble désormais révolu.

Préjudice d’anxiété : l’extension de sa réparation.

Pour la première fois, dans une décision du 5 avril 2019, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, sans revenir sur le régime applicable aux travailleurs relevant des règles de l’article 41 I de la loi du 23 décembre 1998, reconnaît la possibilité pour un salarié justifiant d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, d’agir contre son employeur, sur le fondement du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, quand bien même le salarié en question ne travaille pas dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 précité : « Que dans ces circonstances, il y a lieu d’admettre, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée » [10].

Ainsi, pour les salariés exposés à l’amiante, une action basée sur le régime de l’obligation de sécurité est désormais possible. Cela entraîne, par la force des choses, une disparition du caractère exclusif et automatique du préjudice d’anxiété. En effet, le salarié devra prouver que son employeur a manqué à son obligation de sécurité notamment en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Attention toutefois, l’exposition à l’amiante ne permet pas de justifier à elle seule un manquement de l’employeur à son obligation de résultat.
Ainsi, une analyse plus approfondie des mesures doit être entreprise. C’est d’ailleurs ce que reproche l’assemblée plénière à la cour d’appel dans sa décision : « Qu’en statuant ainsi, en refusant d’examiner les éléments de preuve des mesures que la société prétendait avoir mises en œuvre, la cour d’appel a violé les textes susvisés » [11].

L’employeur peut donc s’exonérer de sa responsabilité s’il démontre avoir pris les mesures nécessaires à la sécurité de ses salariés. Il peut également s’exonérer dans le cas où le préjudice d’anxiété n’est pas caractérisé. En effet, l’assemblée plénière exige du salarié qu’il prouve un préjudice d’anxiété personnellement subi et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave : « Qu’en se déterminant ainsi, par des motifs insuffisants à caractériser le préjudice d’anxiété personnellement subi par M. B… et résultant du risque élevé de développer une pathologie grave, la cour d’appel a privé sa décision de base légale » [12].

En conséquence, le salarié qui intente une action pour être indemnisé de son préjudice d’anxiété devra justifier l’existence d’une anxiété permanente liée à la crainte de développer à tout moment une pathologie grave. Cette justification passera forcément par des attestations médicales et des examens médicaux réguliers. Par ce biais, la Cour de cassation reprend les conditions de la responsabilité contractuelle et opère donc un retour à ses premiers amours en matière de préjudice d’anxiété lié à l’amiante.

Patrick Lingibé
Vice-Président de la Conférence dès Batonniers de France
Ancien membre du Conseil national des barreaux
Bâtonnier
Spécialiste en droit public
Diplômé en droit routier
Médiateur Professionnel
Membre du réseau EUROJURIS
Membre de l’Association des Juristes en Droit des Outre-Mer (AJDOM)
SELARL JURISGUYANE
www.jurisguyane.com


Notes

[1Cass. Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241.

[2Cass. Soc., 4 décembre 2012, n° 11-26294.

[3notamment Cass. Soc., 25 septembre 2013, n° 12-20157.

[4Cass. Soc., 25 septembre 2013, n° 12-20157.

[5Cass. Soc., 3 mars 2015, n° 13-26.175, 13-20.486, 13-20.474 et 13-20.485.

[6Cass. Soc., 3 mars 2015, n° 13-20.486.

[7Cass. Soc., 21 septembre 2017, n° 16-15130, 16-15131, 16-15132, 16-15133, 16-15134, 16-15135, 16-15136.

[8Cass. Soc., 3 mars 2015, n°13-26175.

[9Cass. Soc., 26 avril 2017, n° 15-19037.

[10Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, P-B+R+I, n° 18-17.442.

[11Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, P-B+R+I, n° 18-17.442.

[12Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, P-B+R+I, n° 18-17.442.